Le cappuccino de Mr. Cameron

Au début du mois d’août les chroniques se sont occupées d’un fait sympathique, arrivé à Montevarchi, qui a rendu temporairement célèbre une serveuse pour ne pas avoir servi le cappuccino à table au premier ministre britannique David Cameron, l’invitant à le faire de ses propres mains.

Beaucoup de bars mettent à la disposition des clients des tables sans service : on peut y apporter ce que l’on veut consommer assis. Que cela vous plaise ou pas c’est une coutume répandue.

Dans notre cas la presse fut frappée par le fait que le client auquel le service fut refusé était un premier ministre.

Moi aussi j’ai été frappé par la nouvelle, mais pour des raisons différentes de celles qui ont poussé tant de journalistes à en parler.

La diffusion donnée au fait est due à l’incontesté principe selon lequel un premier ministre n’est pas un client comme les autres et il lui est dû un service d’exception. C’est l’énormité de principe qui m’a frappé.

Un homme de gouvernement est, comme tous les hommes politiques, une personne qui est chargée de servir – elle – son pays. Il est engagé à titre temporaire et rémunéré par ses électeurs et il peut être licencié si, comme il arrive souvent, il ne mène pas à bien sa mission. Par exemple, à la prochaine échéance contractuelle, je licencierai – au prorata – mes actuels gouvernants (que je n’ai pas – au prorata – engagé !). Être le premier ministre est une charge et non un honneur et les pouvoirs que cette position confère sont seulement des instruments de travail… affirmation excentrique, hein ?

Un bar est un établissement public qui fournit un service à péage. Ceci, par définition, est le même pour tous. Les qualités, les bienfaits et les méfaits, le soi-disant range, n’importe quel autre attribut du client n’y a rien à voir. Je vous prie de remarquer que je ne sous-estime pas la difficulté du métier de premier ministre. Je sais bien que peu de gens peuvent faire cela et ces quelques personnes méritent ma plus grande appréciation. Celle-ci n’a rien è voir avec les cappuccini et ne découle pas de la fonction qu’ils exercent, mais de comment ils l’exercent.

J’aimerais vous raconter, en parlant de serveurs, clients privilégiés et mentalité courante, un fait qui m’est arrivé il y a des années à Rome, près de Piazza Venezia. Je travaillais tout près et allais souvent prendre un sandwich dans un bar. Un jour un dévoué serveur, lorsque je lui ai indiqué ce que je voulais, s’est montré indécis. Après un moment d’hésitation il m’a dit : « C’est mieux que vous ne le preniez pas, il n’est pas frais. Les autres sont tout à fait bons ! ». Pendant que je prenais un des sandwiches conseillés il a adopté une attitude complice et il a ajouté : « Si vous aviez été de passage, je vous l’aurais donné, mais vous êtes un client… ». Joli coup ! Pensant se rendre appréciable, le brillant jeune homme m’a dit que dans ce bar on refile aux inconnus des sandwiches rassis. Je me demande s’il s’est aperçu de m’avoir implicitement dit qu’un autre serveur, s’il ne me reconnaissait pas, m’en aurait donné un à moi aussi. Et je me demande s’il s’est aperçu de ne plus m’avoir vu et s’il a relié ma disparition à sa géniale idée…

Hélas, la servilité frappe quotidiennement et largement.

Mais revenons à Montevarchi.

Dans les excellents articles à ce sujet, parmi les mots les plus fréquents apparaissent gaffe, gêne, incident diplomatique (rien de moins !). Cette terminologie présuppose l’axiome dont je vous ai parlé (que le premier ministre n’est pas un client quelconque) comme si c’était un fait évident et incontestable. La serveuse était distraite et après elle s’est excusée disant ne pas avoir reconnu M. Cameron. L’idée que M. Cameron soit, comme justement il est, un client comme tous les autres, n’est pas sérieusement envisagée.

Le Giornale del Friuli écrit : Lors de son premier jour de repos avec sa femme en Toscane, hier Cameron a été traité comme un quelconque inconnu qui entre dans un bar et commande une boisson.

Qui croit sérieusement qu’un premier ministre a droit à un traitement de faveur a la charge d’expliciter les critères qui président l’attribution des honneurs royaux. Il verra vite que son principe le conduira dans un grand bourbier dialectique. Pour vous donner un exemple, je me rappelle un événement des années soixante-dix, lorsque des serveurs d’une aire de repos ont refusé de servir le repas à Giorgio Almirante (j’espère que c’est inutile de dire que je désapprouve complètement cette action inconsidérée). Vous voyez comme le pouvoir discrétionnaire sur le service peut nous mener loin ?

Revenant encore à Montevarchi, amis lecteurs, j’aimerais souligner que la servilité et le conformisme sont animaux à la couenne dure. Ils sont incroyablement répandus dans d’innombrables formes et sont à l’origine d’un grand nombre de catastrophes.

Le Roi Soleil est mort il y a des siècles, mais ses courtisans sont plus prospères que jamais !

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Les mots pour le dire 2: sukha

Sukha: je suis tombé sur ce mot la première fois en lisant Plaidoyer pour le bonheur, le livre du scientifique et moine bouddhiste Matthieu Ricard, dont je vous ai parlé.

C’est un mot sanskrit qui exprime un des  concepts de base du Bouddhisme. Dans aucune langue occidentale il existe un mot correspondant à sukha et parfois on le traduit par bonheur.

Par Sukha on entend un état de bien-être profond et stable, qui se reflète dans toute action de qui le possède et lui permet de faire face aux évènements de la vie – agréables et désagréables – sans en être perturbé.

J’ai lu des récits des prodiges de Sukha dans le livre de Ricard. J’ai fait des recherches sur certains d’entre eux. Il s’agit d’histoires qui peuvent sembler impossibles et contiennent d’inestimables enseignements. Je me propose de vous en parler encore.

Comme je vous l’ai fait remarquer, il n’y a pas de mot sanskrit qui correspond a émotion.

Sukha n’est pas une émotion. C’est, au contraire, un état en même temps émotionnel et cognitif. Il implique une compréhension des processus mentaux que généralement on acquiert par la pratique de la méditation. Et ici nous revenons à l’erreur de Decartes…

L’impossibilité de séparer les émotions de la connaissance a été comprise en Inde il y a 2500 années et est une des plus récentes découvertes de nos neurosciences. Les circuits neuronaux de la connaissance et ceux des émotions sont étroitement liées et nous ne pouvons pas les séparer. Au contraire, notre culture est dominée par le dilemme “émotion ou raison” comme s’il s’agissait de concepts distincts et contradictoires. Elle va parfois jusqu’à prétendre qu’il y a des règles mathématiques du comportement rationnel.

Sukha est donc joie et en même temps connaissance. C’est une interprétation du monde par laquelle naissent sérénité et capacité à faire face à des circonstances défavorables. Seulement la compréhension – non seulement conceptuelle, mais profonde et vécue – des mécanismes de notre esprit nous permet de modifier le poids que nous attribuons à ce qui arrive ; le bonheur et le malheur ne dépendent pas de ce qui arrive, mais de la manière dont nous l’affrontons.

Sukha n’est pas un optimisme naïf qui cherche à montrer les choses pour ce qu’elles ne sont pas. Au contraire, il se fonde sur la reconnaissance sans détour de ce qui arrive réellement. Il n’entraîne aucune tentative de parvenir artificiellement à un état d’esprit euphorique.

Je ne prétends pas, avec ce petit article, d’”expliquer la signification” de Sukha et même pas du peu que j’ai cru comprendre.

Je cherche seulement à donner un point d’accès dans un monde immense à qui n’a pas eu occasion de le trouver jusqu’à présent. Dans ce petit mot confluent plus de deux millénaires de réflexions et expériences vécues.

Je crois qu’il convient d’en approfondir la connaissance et c’est ce que je fais maintenant. Pourtant, comprendre ce mot n’est pas un fait intellectuel, mais une expérience.

Dans la culture occidentale nous avons beaucoup étudié l’angoisse et de très grands artistes l’ont décrite et racontée. Nous possédons plus de mots pour raconter l’angoisse que le bonheur.

Ne pensez-vous pas qu’élargir notre vocabulaire sur ce côté de l’expérience humaine serait une bonne idée ?        

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Les mots pour le dire 

Les mots que nous comprenons et utilisons sont le produit de la culture dans laquelle nous vivons et sont à leur tour le moyen et en même temps la limite par lesquels notre culture se perpétue.

Chaque langue a beaucoup de mots pour certains sujets, mais en a peu pour d’autres ; cela rend respectivement facile ou difficile l’avancement des connaissances dans ces sujets.

Avez-vous déjà essayé de décrire une odeur ? Si elle ne se rapporte pas à un objet commun, par exemple l’odeur de la glycine, cela vous sera très difficile sinon impossible. Imaginez cette expérience : entrez avec un ami dans une parfumerie et sentez plusieurs parfums, puis essayez de lui expliquer leurs caractéristiques et différences. Vous n’y parviendrez pas. Pour quelques parfums vous pourrez trouver des mots par analogie ou métaphore, en disant qu’elle est fraiche, intense, pénétrante ou quelque chose comme ça. Il s’agit, évidemment, de mots génériques qui ne désignent pas la note spécifique des sensations. Si vous imaginez de poursuivre l’expérience avec des centaines de différentes odeurs la reddition deviendra inévitable.

La spécialiste des odeurs Sissel Tolaas a recueilli et catalogué 7800 essences et a proposé la création d’un dictionnaire prévu à cet effet, le Nasalo, pour dénommer les odeurs.

Si nous comparons cette situation avec celle des couleurs, nous nous apercevons immédiatement de l’énorme différence de disponibilité lexicale.

Notre culture s’intéresse peu aux odeurs et n’a pas créé de mots spécifiques pour les différencier. En conséquence, il nous est difficile de raisonner sur les odeurs et en approfondir la connaissance.

Il est facile de ne pas s’apercevoir de ces phénomènes si on vit sans se poser de questions sur la culture où on est né. Pourtant, il s’agit de phénomènes qui ne se limitent pas à la définition des odeurs, mais ils entrent dans la science, la philosophie et la vision de la vie.

Ceci est un sujet qui peut conduire à des incompréhensions et des malentendus quand on est en contact avec des cultures lointaines dans le temps ou dans l’espace.

Un aspect de grand intérêt du Bouddhisme est sa très articulée conception de… Oui, de quoi ? Le premier mot qui vient à l’esprit – et souvent sur la feuille – est « émotions ». Émotions positives et négatives, celles qui entraînent des souffrances et celles qui les allègent.

Toute étude sérieuse et documentée à ce sujet met en garde ceux qui s’apprêtent à l’aborder. Les états mentaux – et même cette phrase est bien approximative – dont parle la psychologie bouddhiste ne correspondent pas à nos émotions. Ils comprennent des états que nous appellerions cognitifs, encore victimes du dualisme cartésien que nous continuons à emmener avec nous.

Mais ceci n’est que le commencement des difficultés.

Le fait est que notre vocabulaire émotionnel est extrêmement pauvre et ambigu. Décrire les émotions n’est pas une occupation de la culture occidentale. Communiquer sur les émotions est une tâche vraiment difficile.

Je pense que prendre conscience de ces phénomènes soit essentiel pour élargir nos horizons au-delà de ce qu’on nous propose quotidiennement et pouvoir ainsi tirer des leçons de millénaires de réflexions que nos ancêtres ont essentiellement ignoré jusqu’au siècle dernier.

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Les raisons d’un rendez-vous

Dans l’article L’illusion d’en savoir plus j’ai parlé de mon scepticisme quant à la possibilité de diviser raison et émotion de manière stricte. Il s’agit, évidemment, d’un sujet très vaste duquel il est difficile ne serait-ce que d’en définir les termes.

À ce sujet il y a un livre d’intérêt extraordinaire que j’ai lu plusieurs fois : L’erreur de Descartes, du grand neuroscientifique portugais Antonio Damasio. Il soutient que l’émotion fait partie intégrante du processus décisionnel et la seule raison n’est pas en mesure de produire de comportements rationnels.

Le point de départ de Damasio est le cas de Phineas Gage, l’ouvrier américain qui eut un accident en 1848, lorsqu’il posait les rails pour une ligne ferroviaire au Vermont.

À cause d’une erreur une barre de fer fut lancée en l’air par une charge explosive et traversa de part en part la tête du pauvre Phineas. Étonnamment il a recommencé à parler et à marcher après quelques minutes.

La barre faisait plus d’un mètre, pesait six kilos et avait un diamètre de trois centimètres. Entrée par une joue, elle lui avait traversé l’avant du cerveau et était sortie du bord supérieur du crâne. Après, elle a atterri trente mètres plus loin.

Après l’avoir secouru, un médecin a parlé avec Gage. Il a rapporté l’avoir trouvé parfaitement lucide et en mesure de répondre à ses questions.

Au bout de quelques mois Phineas avait récupéré. Il avait perdu l’œil gauche, mais il parlait et contrôlait parfaitement ses mouvements. Pourtant, il n’était plus lui-même. Il s’exprimait de manière obscène, il offensait, il faisait tout le temps des programmes qu’ensuite il abandonnait, il était hypercritique. Il ne réussissait pas à s’adapter à un travail. Il avait perdu tout respect pour les conventions sociales et se comportait d’une manière autodestructrice. Portant, il semblait que son intelligence, son attention, sa mémoire et son langage étaient intacts.

En 1848 les instruments pour comprendre ce qui était arrivé étaient évidemment limités.

À ce point Damasio fait un bond de plus d’un siècle et nous parle d’un de ses patients, qu’il nomme Elliot.

Elliot avait subi un changement pareil à celui de Gage à la suite d’une tumeur au cerveau. D’équilibré et capable il était devenu instable. Il ne réussissait pas à mener à bien les activités qu’il entreprenait, en un mot il n’était absolument pas fiable et il n’était plus en mesure de défendre ses intérêts (l’objet du « comportement rationnel » !).

Elliot a été étudié en profondeur.

Aux tests d’intelligence (WAIS et autres) il obtenait des résultats excellents.

L’orientation, la perception et la mémoire s’avéraient très bons, tout comme le langage, la capacité arithmétique et l’attention.

Il a réussi les tests sur la fonctionnalité des lobes frontaux ; il devait attribuer des figures à des catégories.

Il réussissait brillamment à faire des estimations sur la base d’informations incomplètes.

Ensuite, il a été soumis à un test de personnalité et a montré des caractéristiques absolument dans la norme.

Qu’était-ce donc qui ne marchait pas ?

Damasio s’aperçut qu’Elliot parlait de son histoire avec un grand détachement, comme si elle ne le concernait pas. Il ne montrait pas d’émotions. Il n’avait pas de réaction face à d’horribles images.

Est-ce que son insuffisance émotionnelle explique sa survenue incapacité décisionnelle ?

Pour évaluer cette hypothèse, Damasio soumit Elliot à d’autres tests sur sa capacité de comprendre des situations qui demandaient l’évaluation de conventions sociales et de valeurs morales.

Les tests ont montré qu’Elliot savait trouver les bonnes réponses, comprendre l’attitude qu’il convenait d’adopter pour atteindre des objectifs et prévoir le déroulement des situations sociales qu’on lui présentait.

Même son intelligence sociale était intacte !

Et pourtant…

Pourtant, à la fin d’une batterie de tests, après avoir examiné les possibles options de comportement et correctement évalué leurs conséquences, il a dit : « Même après avoir compris tout cela, dans cette situation je ne saurais pas quoi faire ! »

L’application à la vie des évaluations qu’il faisait en laboratoire lui était rendue impossible par le manque d’émotivité.

Autrement dit, pour décider correctement la logique n’est pas suffisante !

À ce moment je veux vous citer la page du livre qui m’a le plus frappé.

Après des explications sur les circuits cérébraux intéressés au processus décisionnel et après avoir exposé la théorie du marqueur somatique, sur laquelle je ne peux pas me pencher, Damasio nous raconte d’un dialogue qu’il eut avec un patient atteint d’une lésion similaire à celle d’Elliot.

Il devait lui donner un rendez-vous pour une autre séance et il avait proposé deux possibles dates. Le patient, après avoir consulté son agenda, a commencé à trouver des raisons à faveur d’une date et de l’autre… pendant plus d’une demi-heure ! Les considérations étaient irrépressibles et allaient de la proximité d’autres engagements aux prévisibles conditions météorologiques.

Enfin, le pauvre Damasio l’a interrompu et lui a suggéré une des deux journées, qu’il a rapidement acceptée.

Il suffit d’y réfléchir un peu, mes amis : une « raison logique » pour préférer une des deux dates n’existe pas. Il ne s’agit pas de la capacité de la trouver, mais de son existence même. Ce sont les nécessités de la survie qui nous obligent à faire des synthèses acceptables où la logique et l’émotion coopèrent. C’est là qu’intervient la théorie du marqueur somatique.

Mais c’est l’heure de se dire au revoir et pour le moment vous êtes en sécurité ! À bientôt !

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L’illusion d’en savoir plus

La lecture du livre L’illusion de savoir de Massimo Piattelli Palmarini, riche de réflexions d’un grand intérêt, m’a laissé une perplexité de base.

Le livre traite des biais cognitifs, les illusions dans lesquelles nous tombons sans nous en apercevoir et qui produisent des erreurs d’évaluation et donc de comportement. Le point de repère du livre est la recherche de Amos Tversky et Daniel Kahnemann.

Ma perplexité nait de ce qu’on dit dans le chapitre sur le framing, le cadrage des choix qui limite nos raisonnements nous empêchant d’arriver à une vision appropriée d’un problème.

Le chapitre prend l’exemple de la différente évaluation que nous donnons à des probabilités équivalentes en fonction de la manière dont on nous les présente : un groupe de médecins, face à une intervention chirurgicale avec une mortalité moyenne de 7 % dans les cinq années après l’opération, a tendance à le déconseiller, tandis que si on dit que l’opération a une survie moyenne de 93 % il a tendance à la conseiller.

Le 7 % négatif est évalué de manière différente de 93 % positif, quoiqu’il soit mathématiquement équivalent.

À cet égard, il n’y a aucun doute : il s’agit d’une illusion et d’une erreur.

D’après l’auteur l’erreur dépend de la non-application de la théorie de décision rationnelle, selon laquelle le comportement rationnel doit appliquer le principe de la valeur de l’avantage prévu : un prix de 100 avec le 50 % de probabilité vaut 50.

C’est là que nait ma perplexité.

L’auteur dit que, face à un choix entre un gain sûr de 750000 et un gain d’un million à 75 %, « la théorie de la valeur attendue prescrirait… de rester tout-a-fait indifférents ».

À mon avis, dans ce principe il y a une grave erreur.

Nous parlons d’argent. Simplifions le problème : je peux avoir un million sûr ou lancer la monnaie : face deux millions, pile zéro.

L’auteur nous dit que les deux options sont équivalentes.

Au contraire, l’élémentaire concept économique d’utilité marginale nous dit que deux millions ne sont pas le double d’un million. Ils le sont sur le plan algébrique, mais pas sur le plan économique. Le premier million permettrait à la plupart des gens de résoudre tous leurs problèmes économiques (parfois simplement de survivre), tandis que le second million leur donnerait seulement le superflu. La certitude d’un bien a sa valeur économique.

Appliquer la théorie de la valeur attendue à cette situation est contraire aux principes, dépourvus de biais, du comportement économique : l’utilité de l’argent n’est pas proportionnelle à sa valeur numérique.

Le raisonnement serait correct s’il ne s’agissait pas d’un choix d’une seule fois mais répétable un grand nombre de fois, comme dans le cas d’un parieur professionnel. Évidemment, à long terme les deux choix tendent à être équivalentes. Dans le livre on parle de parieurs et dans ce cas je suis d’accord avec l’auteur.

L’affirmation que j’ai citée est cependant faite de manière absolue, comme s’il s’agissait d’un principe toujours applicable.

Je crois que cette conviction est le produit d’une illusion inverse, celle de pouvoir déterminer la rationalité des choix selon des critères numériques.

Évidemment, c’est vrai que si une évaluation probabiliste est à la base d’in choix, cette évaluation doit être mathématiquement correcte : jouer au loto les numéros en retard est un non-sens.

Au contraire, ce n’est pas vrai qu’on puisse mesurer ce que nous essayons d’obtenir sur la base de critères exclusivement numériques : cela vaut pour tous les biens économiques. Le critère probabiliste pur et simple peut être bon pour un spéculateur professionnel, mais ne vaut pas pour qui a un problème immédiat à résoudre : qui a besoin d’une somme d’argent pour une opération de laquelle dépend sa survie ne se comportera pas rationnellement s’il jouera à pile ou face une somme double de celle qu’il lui faut, s’il peut avoir le nécessaire avec certitude.

À mon avis, la prétention d’encadrer en termes algébriques nos choix est un grave biais, une illusion d’en savoir plus, de laquelle ceux qui se proposent d’apprendre à raisonner devraient se garder.

Ce sujet est lié à considérations sur les mécanismes de base de nos choix, sur lesquels je me propose de revenir tôt.

Cela dit, je dois reconnaitre qu’il y a une personne qui applique la théorie de l’avantage prévu de manière rigoureuse. Il incarne l’idéal de la rationalité des choix obtenant des résultats surprenants. Pour cette personne le dernier centime vaux autant que le premier et il n’y a pas de raisonnement qui puisse le convaincre du contraire.

Il s’appelle Oncle Picsou et nous devrions tous en suivre le brillant exemple !

 

 

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Les explosions de rage de Paul Ekman

L’histoire que je vais vous raconter a trois protagonistes : Paul Ekman (avec sa fille), le Mind and Life Institute et le Dalai Lama.

Paul Ekman, directeur du Human Interaction Laboratory de l’Université de Californie, est un scientifique tenu en grande considération : défini par l’American Psychological Association un des plus influents psychologues du XXe siècle, il a dédié son activité à l’étude des émotions et de leur expression.

Ses recherches conduisent à la conclusion que la manière d’exprimer les émotions ne découle pas de la culture d’origine, mais est déterminé biologiquement et est analogue dans tous les hommes, comme Charles Darwin l’avait envisagé il y a longtemps.

Paul Ekman, après une enfance et une adolescence marquées par de graves conflits avec le père, culminés par l’abandon de la famille après l’énième agression paternelle, est devenu un homme irascible. Selon ce que lui-même raconte, sa vie était rendue intolérable, pour lui comme pour ceux qui l’entouraient, par les quotidiennes explosions des accès de fureur qui s’emparaient de lui et s’abattaient avec une véhémence homérique sur ses malheureux interlocuteurs.

Le Mind and Life Institute est une association, fondée en 1985, qui se propose de mettre en contact la science occidentale et le Bouddhisme. Elle organise des rencontres auxquels participent des scientifiques distingués, des représentantes de premier plan du Bouddhisme et le Dalai Lama lui-même.

L’objectif des rencontres est double : d’un côté porter la tradition bouddhiste à connaissance de l’état de l’art de la recherche scientifique et s’y confronter, modifiant où il est nécessaire les vues incompatibles avec les conclusions de la science (Il est évident pour moi et pour les  personnages dont je vous parle que le mot conclusion exige des éclaircissements) ; de l’autre, mettre à disposition de la communauté des scientifiques le très vaste patrimoine de connaissance sur l’esprit et les états de conscience que le monde bouddhiste a accumulé pendant 25 siècles d’expérience méditative, ainsi que les profondes réflexions philosophiques conduites durant la même période.

En 2000 à Dharamsala, siège indien du gouvernement tibétain en exil et résidence du Dalai Lama, a eu lieu une de ces rencontres, au sujet des émotions destructives. Au congrès a été invité, comme vous avez deviné, Paul Ekman, chargé de présenter la conception darwinienne des émotions. Notre irascible scientifique, sceptique en matière de religion, n’était pas beaucoup intéressé à participer à l’évènement ; c’est ici qu’intervient Eve, sa fille de quinze ans qui avait un très grand désir de rencontrer en personne le Dalai Lama et a soutenu la participation. Par ailleurs, à la rencontre était prévue la présence de Richard Davidson, un collègue et vieil ami d’Ekman. Et donc, le père et la fille se sont envolés pour l’Inde.

Pendant une pause entre les discussions, Paul, sa fille et le Dalai Lama se sont retrouvés face à face. Eve a posé une question (au sujet de la colère) à laquelle le Dalai Lama a répondu en une dizaine de minutes, tenant la main du père pendant qu’il parlait.

Aujourd’hui encore, Paul Ekman se demande ce qui peut être arrivé pendant ceux dix minutes et ne cesse d’élaborer des théories qui puissent l’expliquer (sans, bien entendu, recourir à rien de surnaturel).

Après l’entretien notre difficile ami a soudainement arrêté de se mettre en colère. Ses familiers et collègues racontent unanimement stupéfaits ce changement radical.

Paul, de son côté, dit d’avoir ressenti après la brève rencontre une sensation tout à fait inconnue, quelque chose comme une perception physique de la « bonté » – contentons-nous, pour l’instant, de ce mot générique – de son interlocuteur qui irradiait vers lui.

Je voudrais faire quelques considérations sur cette histoire, que j’ai seulement mentionnée et sur laquelle il y a beaucoup plus à raconter (et – ne vous faites pas d’illusions – je vous raconterai !).

D’abord, c’est évident que la commune assertion, selon laquelle « les gens ne changent pas », est fausse. Les gens peuvent changer et même de manière radicale. Celui d’Ekman est seulement un petit exemple, mais le mécanisme qui déclenche la colère est enraciné et quelques minutes ont suffi pour le désarticuler après cinquante ans de confirmations et de renforcements. Il est vrai que cela est arrivé en présence d’un homme largement hors de l’ordinaire, qui a été au centre de beaucoup d’autres événements similaires. Toutefois, il est également vrai que, si la transformation s’est produite, ça veut dire que c’était possible, que cachés dans les neurones du professeur Ekman il y avait les « facteurs » (appelons-les comme ça, de manière purement fonctionnelle, puisque nous ne savons pas de quoi il s’agit).

Je voudrais aussi souligner le rôle précieux des gens qui, comme dans ce cas le Dalai Lama, ont dédié leur vie à la réalisation et à la diffusion d’un état de conscience supérieur. Selon un cliché largement répandu les bouddhistes et en général les gens qui se dédient à la méditation se retirent dans une réalité personnelle et deviennent indifférents à la souffrance d’autrui. J’ai lu, il y a quelques semaines, une boutade qui soutenait cela dans un livre d’une romancière que j’apprécie beaucoup, Alicia Giménez-Bartlett (El silencio de los claustros).  C’est une femme de vaste culture, professeur d’université et écrivain à grand succès.

Et maintenant, pour ne pas vous énerver, je m’arrête et je vous donne rendez-vous au prochain épisode.

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